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Sonic Youth : la rigueur vs le désordre

vendredi 12 juin 2009, par Herbert

Avant de revenir sur le récent et frondeur The Eternal, long retour sur la longue, passionnante et variable carrière de Sonic Youth avec 5 albums en béton et 5 albums plus biscornus -l’histoire d’un groupe entre rigueur et désordre.

Le saxophoniste américain Steve Coleman regrettait un jour que la grande majorité des critiques n’analyse son travail que sous l’angle étroit de la chronique d’album, s’épargnant du même coup l’effort de l’embrasser dans sa totalité. Isoler chacun de ses disques du reste de sa production, c’était selon lui se condamner à étudier sa musique par le bout d’une toute petite lorgnette, et donc en rétrécir considérablement la portée et les enjeux. "Mes albums n’offrent pas un reflet parfaitement fidèle de ma musique, affirmait-il ainsi. Ils ne font que capter des moments très précis. Le parcours d’un artiste ne prend de sens que si on l’envisage dans sa globalité. On ne peut rien comprendre à l’œuvre de Miles Davis si on part du principe qu’il n’a jamais fait rien de mieux que Kind of Blue.”

La remarque de Steve Coleman s’applique parfaitement au cas des New-Yorkais de Sonic Youth. Pas tant en raison de leur longévité (28 ans) ni de leur abondante discographie (une quinzaine d’albums officiels et une myriade de projets parallèles) qu’à cause de leur approche singulière de l’acte musical et de la gestuelle rock. Accouchant tour à tour d’improvisations chaotiques et de chansons parfaitement construites, de formats étirés et de précipités fulgurants, de projets composites et de disques taillés dans un même bloc, l’œuvre éclatée de Sonic Youth échappe naturellement à cette grille de lecture tristement binaire ("bon/mauvais", "parfait/imparfait", "passionnant/ennuyeux"…) qui sert trop souvent d’outil critique. La sélection discographique qui suit n’entend donc pas séparer le bon grain de l’ivraie, et ne prétend même pas être un petit guide d’achat à l’usage des néophytes.

En mettant en exergue cinq disques aux contours très tranchés et cinq disques au contenu plus indistinct, elle propose simplement une brève plongée dans un univers partagé entre rigueur et désordre – l’une et l’autre se frictionnant et se nourrissant depuis près de trois décennies dans un mano a mano qui aura produit de remarquables étincelles.

5 DISQUES EN BÉTON

BAD MOON RISING (1985) Symbole avec EVOL (1986) du Sonic Youth première époque, ce disque brut de pomme et malcommode, hérissé de guitares stridentes et de voix vrillées, agence avec une précision diabolique toutes les forces dont le groupe usait jusqu’alors de manière (volontairement) désordonnée : décharges électriques réminiscentes de la no-wave, sècheresse et austérité post-punk, dérapages bruitistes incontrôlés. Sonic Youth, ici, aiguise aussi son propos en lançant quelques charges bien senties contre l’Amérique du sinistre Reagan (Society is a Hole, Satan is Boring…) ou en s’amusant à fouiller dans les recoins malfamés de son histoire (Death Valley ’69, hommage sauvage à Charles Manson). Ceux qui, alors, pensaient que la musique de Sonic Youth n’était que bouillie sonore et pur non-sens seront amenés à réviser leur jugement.

DAYDREAM NATION (1988) La frange hardcore des fans de Sonic Youth a coutume de présenter ce double album comme le sommet indépassable du groupe. Vingt ans après, Daydream Nation impose effectivement sa magistrale force de frappe, son premier round fracassant (le claquant Teenage Riot), son urgence jamais démentie, son irréprochable cohérence. Après le déjà très réussi Sister (1987), il amène surtout Sonic Youth au point de jonction exact entre déluges électriques et éclaircies mélodiques : c’est sous ce front musical instable que le groupe réalisera ses plus hauts faits d’armes. Aujourd’hui, les New-Yorkais reconnaissent d’ailleurs volontiers que Daydream Nation est la matrice dans laquelle nombre de leurs projets ultérieurs auront germé – c’est le cas de leur excellent petit dernier, The Eternal.

DIRTY (1992)
Un an plus tôt, Nirvana a décroché la timbale et les hordes grunge ont envahi les terres de l’indie-rock. Pour beaucoup de commentateurs, Dirty, enregistré sous la houlette de Butch Vig (le producteur de Nevermind) sonne comme la réponse de Sonic Youth à la bande de Kurt Cobain. L’analyse est un peu courte : esthétiquement, les New-Yorkais n’ont somme toute qu’un lien très lâche avec les groupes grunge, dont ils constituent un aïeul à la fois lointain et bien plus infréquentable. Certes, les chansons de Dirty arborent une mécanique sonore plus huilée et une carrosserie plus lustrée : mais même lorsqu’il semble vouloir emprunter l’autoroute du succès, Sonic Youth ne peut s’empêcher d’y semer bosses et chicanes. Pas toujours apprécié par les admirateurs du groupe, ce disque à la fois facile d’accès et cahoteux possède pourtant l’impact d’un pavé dans la mare du rock consensuel.

INVITO AL CIÊLO (1997, avec Jim O’Rourke) En 1997, Sonic Youth, désireux de ne pas se laisser enfermer dans le carcan imposé par sa major Geffen, décide de créer son propre label, SYR, un espace de jeu voué à étancher sa soif d’aventures sonores. Troisième volet d’une série qui en compte huit à ce jour, Invito al Ciêlo est le premier disque sur lequel figure Jim O’Rourke, qui intègrera officiellement le groupe jusqu’en 2005. En trois pièces étirées sur près d’une heure, Sonic Youth explore ici une veine atonale et contemplative, crée une ambient music intranquille, traversée par des guitares spectrales, effilée par le silence et peu à peu engloutie sous une marée de feedbacks. Sur son versant expérimental, il s’agit assurément d’un des projets les plus achevés de la discographie des New-Yorkais.

THE ETERNAL (2009)
Galvanisé par ses concerts de 2007, où il rejouait l’intégralité de Daydream Nation, tout juste réédité, Sonic Youth prouve que c’est dans les vieilles marmites chauffées à blanc qu’on fait les meilleures potions musicales. Couvrant au galop tous les terrains accidentés qu’il a arpentés et/ou défrichés dans son passé (du hardcore à la pop, de l’impro au krautrock, du psychédélisme au noise-rock), multipliant les clins d’œil aux artistes qui l’ont marqué (Yves Klein, le MC5, Sonic’s Rendez Vous, Neu !, John Fahey, Gregory Corso…), Sonic Youth écrit en lettres de feu une sorte de testament qui sonne en réalité comme un acte de renaissance.

5 DISQUES BISCORNUS

KILL YOUR IDOLS (1983)
Pourquoi ranger cet EP, sorti dans le sillage de l’album Confusion is Sex, dans la catégorie des œuvres bizarrement gaulées de Sonic Youth ? Pour la nature hybride et insaisissable de son contenu, de ces chansons informes et mordantes dont Greil Marcus a parfaitement cerné les propriétés :"Sans frontières précises, elles s’élevaient, mettaient le grappin sur votre attention, vos peurs et vos désirs, avant de s’évaporer". Mais aussi pour son titre en forme de manifeste punk, assez étrange quand on connaît l’ardeur avec laquelle Sonic Youth, dès le début de sa carrière, a tenu à témoigner son respect pour les musiciens et les artistes qui l’ont influencé. Revendiquer farouchement son indépendance tout en tirant son chapeau aux aînés qui ont montré la voie : Kill Your Idols résume bien la position ambivalente des New-Yorkais.

THE WHITE(Y) ALBUM (1988, sous le nom de Ciccone Youth)
En 1986, Sonic Youth, fasciné par le parcours et la personnalité de Madonna, grave sous le nom de code aisément décryptable de Ciccone Youth un single comportant des versions sévèrement corrigées d’Into The Groove – rebaptisée Into the Groove(y) – et de Burning Up – devenue Burnin’ Up. Le succès de cette petite entreprise incite le groupe à sortir un album passant à la moulinette cette culture pop qui, depuis toujours, le fascine. En dehors d’une croquignolette relecture façon karaoké du Addicted to Love de Robert Palmer, The White(y) Album ne sera pourtant pas le grand-œuvre post-moderne annoncé : il aligne essentiellement de courtes pièces expérimentales et biscornues, qui ne se relient que de manière très oblique, voire subliminale, avec le monde de la pop. Echappant du même coup aux pièges et facilités de la parodie, ce disque bancal est en fin de compte bien plus profond et long en bouche qu’on pourrait l’imaginer.

GOO (1990)
Goo est le premier disque enregistré par Sonic Youth après la signature de son contrat avec Geffen. Plus resserré dans la forme, davantage porté sur l’efficacité, il ne manquera pas de créer un petit débat dans le landerneau indé, suspectant les New-Yorkais de s’acheter une légitimité commerciale et de lorgner vers les amateurs de rock mainstream. En réalité, Sonic Youth ne fait que prolonger les lignes de force tirées avec Daydream Nation : les mélodies du groupe, branchées sur courant continu plutôt que sur courant alternatif, s’affermissent un peu plus. Riche en morceaux de bravoure (Kool Thing, avec Chuck D. de Public Enemy, Cinderella’s Big Score…), Goo aura pour seul tort de placer Sonic Youth dans un entre-deux mal défini, entre les sonorités abrasives de Daydream Nation et l’esthétique plus confortable de Dirty. Reste qu’on connaît nombre de groupes qui se satisferaient d’un album de transition de cette trempe.

EXPERIMENTAL JET SET, TRASH & NO STAR (1994)
Deux ans après Dirty, dont le son bodybuildé avait surpris (voire choqué) les fans de la première heure, Sonic Youth revient sous un jour nettement moins conquérant. Presque lo-fi, dépourvu de chansons immédiatement accrocheuses (à l’exception notable de Bull in the Heather, devenu l’un des standards du groupe), Experimental Jet Set… est en fait un disque faussement profil bas, faussement mineur dans sa facture, dans lequel Sonic Youth révèle son sens de la nuance. De manière ironique, cet album à priori bien moins charmeur que Goo ou Dirty rapportera au groupe son meilleur classement au Billboard.

NYC GHOSTS & FLOWERS (2000)
Parvenu à l’âge de la maturité (il approche de sa vingtième année), Sonic Youth signe pourtant un disque étonnamment adolescent – un album de fan transi, maladroit, aveuglé par ses modèles. Hommage à la Beat Generation et aux avant-gardes de Manhattan, NYC Ghosts & Flowers affiche tous les signes ostentatoires, voire caricaturaux, de l’underground new-yorkais : spoken word logorrhéique, guitares gentiment répétitives (et, en l’occurrence, étrangement bridées), petits blips-blips électroniques… Accueilli très sèchement à sa sortie – les arbitres des élégances du site Pitchfork iront même jusqu’à lui infliger un cinglant zéro –, cet album, avec le recul, ne manque pourtant pas de charmes. Dans toute la discographie de Sonic Youth, il est celui qui dévoile le plus clairement l’un des traits de caractère les moins reconnus du groupe : la touchante et profonde naïveté avec laquelle il envisage et relit l’histoire de l’art moderne.

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